La crise climatique. La montée des inégalités. Des technologies qui se propagent à un rythme effréné. Sommes-nous en mesure de supporter de telles pressions?
Chris Kutarna est Fellow de l'école Oxford Martin et titulaire d'un doctorat en politique de l'Université d'Oxford. Il expose les enjeux historiques de notre époque et suggère des avenues qui pourront nous mener à un avenir différent, mais meilleur.
La Gazette s’est entretenue avec lui en prévision de son discours à la Série de conférences Alex Trebek du 4 octobre 2019.
Par Johanne Adam
Quel est l'objectif principal de votre exposé?
Mon exposé portera sur les graves crises qui doivent être résolues dans nos sociétés, mais devant lesquelles nous nous sentons coincés. Nous nous sentons peut-être impuissants, anxieux, frustrés ou en colère face à un état des choses que nous ne parvenons pas à résoudre.
Mais devrions-nous plutôt nous sentir libérés? En ce sens que ces mêmes crises nous montrent clairement que les paradigmes dans lesquels nous vivons, dans lesquels nous travaillons, dans lesquels nous pensons, sont brisés. Et c'est l'urgence et l'ampleur même de la crise qui nous donnent la permission de mettre un terme aux compromis du passé, d'explorer des idées et des possibilités radicalement nouvelles et de créer ensemble un autre avenir.
Y a-t-il une crise particulière qui vous frappe?
La crise de la vérité dans notre société et sur les médias sociaux. Le chemin que nous avons parcouru avec les médias sociaux est vraiment intéressant. Dès le début de l'ère des médias sociaux, nous avons adopté ce médium incontrôlé avec tant d'espoir parce qu'il donnait aux gens qui n'avaient pas de voix, ou dont la parole était censurée, la possibilité de se faire entendre.
Nous avons constaté tout le pouvoir qu’il offrait aux habitants du Moyen-Orient, ou même du Canada et dans nos propres sociétés. Cet espoir s'est maintenant transformé en frayeur parce que ce même médium a permis à la haine et aux mensonges de se répandre de façon incontrôlée. Nous en sommes maintenant à nous précipiter pour sauver nos vérités des mensonges. Car les mensonges sont le véritable problème.
Je pense que notre approche face aux médias sociaux est inadéquate parce que nous sommes piégés dans une conception dépassée de ce qu'est la vérité.
Comment en sommes-nous arrivés là?
C'est un héritage de l'ère des médias de masse, au cours de laquelle nous avons développé des notions fort corrompues de la vérité. C’est l’époque où la fabrication de la vérité, comme tant d'autres choses, est devenue une industrie à grande échelle. La publicité, la propagande et les relations publiques nous ont appris que la vérité simple était la meilleure, car c'est celle que l'on peut présenter et vendre à grande échelle.
Les médias de masse ont amalgamé des idées pour les rendre diffusables aux bulletins de nouvelles et pour en faire la une des journaux. Nous avons associé plusieurs petits éléments pour en faire un phénomène unique. Et maintenant, à l’ère des médias sociaux, tout ce que nous faisons, c'est appliquer cette recette de vérités simples; et nous ne pouvons faire autrement que de constater à quel point cette façon de faire est corrompue, surtout lorsque toute une société fonctionne avec cette conception de la vérité.
Pour résoudre la crise des médias sociaux, il ne suffit pas de simplement supprimer les mensonges. Il faut plutôt reconnaître que nous nous sommes contentés de vérités terriblement faibles, et que nous devons trouver une meilleure utilisation de ce nouveau médium. Au lieu de nous assommer les uns les autres au moyen de petites vérités, nous devons construire ensemble des vérités beaucoup plus grandes et complexes.
Cela s'est-il déjà produit dans l'histoire?
Je prends l'époque de la Renaissance comme exemple d’une période de l’histoire où notre conception du monde a changé de façon plutôt radicale. Dans la civilisation occidentale du moins, l'époque médiévale et l'état d'esprit médiéval ont disparu, et un état d'esprit plus moderne a émergé.
Et je pose souvent la question suivante : quelle a été l'invention la plus marquante de la Renaissance? Pour ce qui est de la façon dont nous concevons le monde, je crois que c'est l'invention de la perspective linéaire, qui est la capacité de décrire un espace tridimensionnel sur une surface plane. Ce n'était pas possible avant Léonard de Vinci.
C'est à cette époque que la capacité de décrire précisément un objet donné sur papier a été affinée et développée. C’est à la Renaissance qu’est apparu tout le champ du dessin technique. Et la grande contribution de Léonard de Vinci a été sa capacité à affiner sa pensée technique grâce à son art, à capturer la réalité spatiale sur papier. Sans cette capacité, la révolution scientifique n'aurait pas été possible.
Ça a été un accomplissement social et culturel. S’il a réussi à changer notre monde, c’est seulement parce que la société toute entière a compris et adopté cette nouvelle façon de voir.
Quelles leçons devrions-nous tirer de cette époque de l'histoire?
Lorsque nous changeons notre façon de voir le monde, notre monde change vraiment. Et nous devons tous participer à ce changement pour qu’il se produise.
Chacun de nous, dans nos vies quotidiennes, lorsque nous rejetons les vérités simples et que nous tendons plutôt vers des vérités plus complexes; quand nous rejetons les réponses fragmentaires et que nous exigeons des explications qui portent sur l’ensemble; quand nous rejetons les préjugés et que nous cherchons à voir la personne toute entière; chaque fois que chacun de nous agit ainsi, nous faisons quelque chose de nécessaire pour l’émergence d’une nouvelle réalité.
Que devrions-nous regarder différemment ces jours-ci?
Les changements climatiques sont un bon exemple. À l'heure actuelle, nous discutons de cette grande crise planétaire, alors qu'en fait, il ne s’agit pas d’un unique et gigantesque problème. Il existe plusieurs petits problèmes locaux qui sont interreliés de nombreuses façons.
Cela ne veut pas dire que nous pouvons trouver une seule grande solution. Nous devons aller bien au-delà notre désir de vérités toutes simples et réapprendre comment explorer et construire ensemble des vérités plus complexes.
L’enjeu des changements climatiques est un grand défi et nous avons ce réflexe de vouloir l’anéantir au moyen d’un marteau géant. Je pense que nous devons aller à l’encontre de ce réflexe et nous demander : « Comment pouvons-nous apporter plus de complexité à cette question afin de pouvoir réagir de manière efficace au niveau local, au niveau communautaire, et de différentes façons? »
J'ai l'impression que je vais me mettre en grand danger avec cet exposé parce qu’en tant qu'universitaire, mon véritable domaine d'expertise est la politique chinoise. Je m’aventure bien au-delà de mon expertise en essayant de parler de ce qui, à mon avis, est fondamentalement le plus important dans la façon dont nous devons repenser l'époque dans laquelle nous vivons.
Et l'auditoire sera essentiellement composé d'universitaires; je prends donc un risque en présentant mon exposé. Je vais offenser tout le monde, car je n’ai tout simplement pas eu le temps de prévoir les objections de ce public. J’estime malgré tout que cette discussion est nécessaire, car elle permet d’avoir une perspective plus large de notre histoire.