Série de blogues : La lutte des années 1980 pour les droits des travailleurs domestiques - Partie 4

Par Meghan Tibbits-Lamirande

Écrivaine en résidence, Archives et collections spéciales

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Membres du collectif théâtral Sistren
Membres du collectif théâtral Sistren (vers les années 1980) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-022-S2-SS1-F5
Partie 4 : L'organisation communautaire par le biais du théâtre populaire féminin

Note au lecteur : Bien que des hommes immigrés aient pu occuper des emplois de travailleurs domestiques au Canada, dans la plupart des cas ce sont des femmes qui ont occupé ces fonctions. Elles sont également majoritairement représentées dans les groupes d’actions évoqués dans le texte. Ainsi, le féminin est utilisé afin d'alléger ce dernier.

Avant 1981, les programmes destinés aux travailleurs étrangers temporaires au Canada permettaient aux travailleuses domestiques immigrées de rester au Canada pour une période déterminée, à condition qu’elles conservent leur emploi en tant que domestiques. Cette politique a été fortement critiquée par des organisations telles qu’INTERCEDE, le Comité contre la déportation des femmes immigrées (CADIW), le Comité ad hoc des employées domestiques philippines pour le statut de résident permanent, et d'autres associations de défense des droits des immigrés comprenant des employées de maison, des militants anti-impérialistes et des défenseurs des droits des travailleurs. Ces groupes ont fait valoir que les programmes gouvernementaux concernant les travailleuses étrangères temporaires favorisaient leur exploitation. Les femmes provenaient principalement des Caraïbes et des Philippines. Ces deux pays connaissaient d’importantes crises économiques dues à des décennies de domination coloniale européenne, puis à l'ingérence impérialiste de les États-Unis et le Canada. La motivation des femmes était d’apporter un soutien financier à leurs enfants et leurs familles restés au pays. Or soumises aux contraintes imposées par ces programmes, elles voyaient souvent leurs droits humains bafoués par leurs employeurs.1

La mobilisation de ces travailleuses était toutefois difficile en raison de la nature isolée du travail domestique. Ces dernières peu informées sur leurs droits au Canada étaient souvent à la merci des menaces d’expulsion ou de représailles de leurs employeurs. Dans ce contexte, le théâtre populaire féminin est devenu un moyen essentiel d’expression, d'éducation et de solidarité internationale autour du thème du "travail des femmes". Nous nous intéresserons ici à deux troupes de théâtre communautaires qui ont non seulement créé des représentations sur le travail domestique, mais qui ont également organisé des ateliers de théâtre participatifs avec des travailleuses domestiques et des organisations communautaires au Canada. Le Sistren Theatre Collective s'est rendu deux fois en Ontario depuis Kingston en Jamaïque, pour jouer et animer des ateliers à teneur politique. L'atelier culturel Carlos Bulosan a été mis en place par des activistes philippins de la Coalition Against the Marcos Dictatorship (CAMD) à Toronto. Les deux collectifs ont utilisé le théâtre comme moyen de transformation sociale. Ils mettaient en scène l’impact des crises économiques sur la situation des femmes de la classe ouvrière. Ces histoires étaient élaborées par et pour des femmes issues de cette classe. Selon Martha Ocampo d'INTERCEDE, les ateliers de théâtre « ont vraiment donné confiance à ces femmes ». Ils ont transformé beaucoup d’entre elles, notamment certaines qui avaient « tellement peur de parler en public ». Elles sont alors devenues de « très bonnes actrices »2.  En participant à ces ateliers, les femmes ont appris à défendre publiquement leurs intérêts et ceux des autres.

Membres d'INTERCEDE, de la Coalition contre la dictature de Marcos et du Comité ad hoc des employées de maison philippines pour le statut de résidentes manifestant devant le ministère de l'Immigration à Toronto (22 novembre 1981), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F4
INTERCEDE, de la Coalition contre la dictature de Marcos et du Comité ad hoc manifestant devant le ministère de l'Immigration à Toronto (1981)

Le Sistren Theatre Collective a été fondé en 1977 par un groupe de treize femmes vivant à Kingston en Jamaïque. La plupart des femmes étaient des mères célibataires de la classe ouvrière. Le collectif est né d'un programme jamaïcain de création d'emplois appelé « Impact ». Le programme « offrait une formation dans divers domaines, notamment en musique, en théâtre, en art et en artisanat »3.  Les « travailleuses d'Impact » - pour la plupart des femmes pauvres et sans emploi - ont été embauchées dans des emplois mal rémunérés tels que le nettoyage des rues et le soutien scolaire. À la fin du programme, elles ont produit un court sketch sur leurs expériences. Le groupe a continué de se rencontrer et ses membres ont approfondi leurs compétences théâtrales. Les femmes ont contacté Honor-Ford Smith, instructrice de l'école jamaïcaine d'art dramatique. Elle devient alors directrice artistique ; c'est ainsi que Sistren voit le jour.4

L'extrait suivant du "Sistren Manifesto" donne un aperçu des théories, des méthodes et des objectifs du collectif théâtral au début des années 1980 :

  1. Sistren utilise nos vies personnelles comme point de départ crucial pour examiner l'oppression des femmes.
  2. Sistren parle de la lutte contre l'oppression dans la vie quotidienne afin que toutes puissent se sentir interpelées.
  3. Sistren rejoint les communautés ouvrières - l'avant-garde de la lutte - même lorsqu'elles sont derrière les barreaux ou isolées.
  4. Sistren montre qu'en brisant l’isolement et en collaborant, les problèmes individuels peuvent être résolus par une action collective.
  5. Par le biais d'ateliers de théâtre, Sistren aide d'autres groupes à résoudre des problèmes à court terme, et fournit une base solide pour aborder la résolution de problèmes sur le long terme. 
  6. Sistren s'efforce de sensibiliser les participantes aux ressources et alternatives qui s'offrent à elles dans leurs luttes quotidiennes.
  7. Sistren considère la question de l'exploitation et de l’oppression comme étant généralisée dans la société. Cependant, elle aborde ces sujets en particulier d’un point de vue féministe. 
  8. Sistren puise sa force dans une fière histoire de lutte et de résistance contre l'oppression.
  9. Sistren collabore avec d'autres organisations mixtes pour atteindre ses objectifs.
  10. Sistren établit des liens avec tous les secteurs de la société et utilise les ressources publiques pour atteindre ses objectifs. 
  11. Sistren cherche à être économiquement viable pour garantir son autonomie et sa survie.5
     
Sistren Theatre Collective, brochure d'information (vers les années 1980) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F11
Sistren Theatre Collective, brochure d'information (vers les années 1980) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F11

Ces trois derniers points ont été les principales motivations de la première visite des Sistren au Canada en 1981. A cette occasion, les membres ont cherché à faire connaître leur collectif, à nouer des liens avec des groupes communautaires canadiens et à comprendre les luttes auxquelles sont confrontées les employées de maison jamaïcaines à l'étranger. Selon leur manifeste, « le principal mandat de Sistren est de faire de la sphère domestique et privée de la vie des femmes un sujet de préoccupation politique. Ainsi, le collectif souhaite démontrer que l'oppression des femmes ne peut se comprendre pleinement sans être abordée d’un point de vue politique ». Cet objectif global était particulièrement pertinent pour les travailleuses domestiques immigrées au Canada, car leur travail était relégué dans la sphère privée et échappait donc au droit du travail canadien. En janvier 1981, le ministre du travail, Robert Elgie, a affirmé que fixer un nombre limité d’heures de travail pour ces employées était un « problème très difficile à régler... parce que la tenue de feuilles de temps et cette comptabilité supplémentaire seraient tout simplement trop lourdes à gérer pour certains employeurs".6

Sistren utilise le théâtre comme outil d'éducation populaire ou la discussion, l'improvisation et la participation du public sont mises en avant dans la dramaturgie afin de sensibiliser et de rassembler la communauté. Pendant les représentations de Sistren, le public est invité « à prendre parti dans les conflits représentés, à donner son avis, à réfléchir et faire preuve d’analyse »7.  Lors de la tournée en Ontario en 1981 coordonnée en partie par le Conseil international d'éducation des adultes (CIEA) et Cuso International, Sistren a présenté les spectacles QPH (1981) et Domestick (1981) à Toronto et à Ottawa. Avant la tournée, Sistren avait conçu ces spectacles pour « mettre l'accent sur les travailleuses domestiques » en tant que « femmes qui s'occupent des autres, mais qui, à leur tour, ne sont pas prises en charge par la société ».8

Sistren Theatre Collective, Playbill for QPH, Canadian Tour (1981) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F11
Sistren Theatre Collective, Playbill for QPH, Canadian Tour (1981) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F11

La première pièce QPH s'inspire d'un incendie réel qui s'est déclaré dans le quartier surpeuplé des femmes de la Kingston Alm's House dans la nuit du 20 mai 1980 et qui a tué 167 femmes démunies. Selon l'affiche, le spectacle porte le nom de Queenie, Pearlie et Hopie, « trois femmes actives pendant plusieurs années comme employées de maison ». Elles se sont rencontrées par hasard et ont cheminé ensemble. Deux d’entre elles sont décédées lors de l’incendie. « Ces femmes ont lutté courageusement dans une société injuste et indifférente ». Sistren a dédié cette pièce à « toutes les femmes qui ont lutté et luttent encore pour leur survie contre vents et marées ». De même, Domestick a été conçue comme « un hommage au travail des femmes », travail « universellement mal payé et peu valorisé ». Selon Sistren, Domestick a été conçu à partir de conversations avec des employées de maison jamaïcaines. La pièce tente de répondre aux questions telles que : « Pourquoi le travail domestique est-il si sous-estimé ? Pourquoi le travail domestique est-il si peu valorisé ? Qui bénéficie le plus des services de garde d'enfants et d'entretien ménager ? Comment la position des femmes à la maison a-t-elle un impact plus général dans toutes les sphères de leur vie ? ».9

Dans l'affiche, Sistren a informé le public de sa stratégie participative en déclarant : « Nous espérons que vous vous joindrez à nous pour nous faire part de votre expérience dans ce domaine et pour essayer de trouver des réponses à ces questions ». Sistren a également établi un lien entre la mise en scène de Domestick et des questions économiques plus larges qui touchent les femmes dans le monde entier : « Sans le travail des femmes, aucun d'entre nous ne pourrait continuer, et pourtant les femmes sont les plus pauvres du monde. Le travail des femmes consiste à prendre soin, à entretenir, à réparer - mais il n'est pas reconnu. Pendant ce temps, les dépenses pour l’armement augmentent et la bombe atomique est présente sur le sol états-unien.10  Au cours de leurs ateliers avec des groupes communautaires canadiens et des travailleuses domestiques immigrées, Sistren aide les femmes à s’exprimer sur ces sujets grâce à l’Art ; lors d’un atelier, les participantes ont été invitées à créer des sculptures qui "expriment plus particulièrement l’impact de l’impérialisme sur la vie quotidienne des femmes ». A une autre occasion, les spectatrices d’une représentation de Domestick, ont été invitées à discuter « sur une des problématiques soulevées par une scène en particulier ». Les participantes ont ensuite proposé des solutions par le biais de leurs propres mises en scène et ont été encouragées à « explorer le thème du travail domestique en tant que problème pour les femmes du tiers-monde ».11   
 

Sistren Theatre Collective, Playbill for Domestick, Canadian Tour (1981) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F11
Sistren Theatre Collective, Playbill for Domestick, Canadian Tour (1981) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F11

En 1982, la communauté philippine de Toronto a créé son propre collectif théâtral, le Carlos Bulosan Cultural Workshop (CBCW). Le collectif était dirigé par la productrice Martha Ocampo (membre du conseil d'administration d'INTERCEDE) et l'autrice/metteure en scène Fely Villasin-Cusipag (coordinatrice de la Coalition Against the Marcos Dictatorship (CAMD), section de Toronto). Conçu à l'origine comme le bras culturel de la CAMD à Toronto12, le collectif d’appuie sur une longue tradition de théâtre populaire aux Philippines. Le CBCW « utilisait des œuvres dramatiques pour mettre en lumière une série de problèmes auxquels sont confrontés les Philippins au Canada, de l'exploitation des travailleuses domestiques à la discrimination en matière d'emploi, en passant par la violence sexiste et les régimes économiques néocoloniaux et néolibéraux »13. En 1989, après des années de formation de ses membres à l'art du théâtre communautaire, le CBCW a mis au point sa deuxième grande production, If My Mother Could See Me Now/Inay Kung Alam Mo Lang, présentée en anglais et en tagalog. Cette pièce a été conçue et jouée entièrement par des travailleuses domestiques et a démontré que le Canada « n'est pas un pays où coulent le lait et le miel » mais plutôt un lieu de « larmes causées par l'isolement, la fatigue, l'estime de soi blessée... [et] la peur constante de l'expulsion ».14

Membres de la coalition contre la dictature de Marcos et du comité ad hoc des employées de maison philippines pour le statut de propriété foncière lors de la fête nationale philippine (12 juin 1981), publié à l'origine dans Balita. Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS2-F17
Membres de la CAMD et du comité ad hoc des employées de maison philippines lors de la fête nationale philippine (12 juin 1981), publié à l'origine dans Balita. Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS2-F17

En plus de faire connaître les incidents racistes et sexistes subis par les employées domestiques philippines, la pièce a également montré comment ces dernières avaient au Canada courageusement pris position contre les institutions et les politiques qui continuaient à les exploiter. En outre, en tant qu'organe du CAMD, les représentations du CBCW ont contribué à politiser la communauté philippine au Canada. L'héritage culturel de la CBCW reste prégnant encore aujourd'hui. Des groupes de jeunes philippins anti-impérialistes comme Anakbayan Canada, Bayan Canada et Migrante Canada, ont récemment encore participé à la mobilisation nationale contre le commerce des armes qui s'est déroulée devant le Parlement le 30 mai dernier. Ces nouvelles organisations s’inspirent ouvertement des actions passées menées par le CAMD, le CBCW et le Sistren Theatre Collective. Alors que le CAMD et le CBCW concentraient leur lutte contre la dictature États-Unis-Marcos, pour l’obtention du statut de résident permanent pour les travailleuses domestiques et pour l'arrêt du commerce des armes, ces nouveaux groupes s’organisent désormais sans relâche contre le nouveau régime des États-Unis-Marcos II, la déportation injuste des travailleurs immigrants et la fabrication d'armes américano-canadiennes qui alimentent ce que les droits de l'homme internationaux considèrent comme une menace pour la paix et la sécurité dans le monde entier. Ils dénoncent ainsi ouvertement les liens invisibles existants entre la violence impérialiste, l'ingérence économique et l'exploitation du travail des femmes issues du tiers-monde.

Cette année, les Archives des femmes de la Bibliothèque de l'Université d'Ottawa souhaitent célébrer les femmes immigrées et leur contribution à défense des droits de l'homme au Canada. Ceci est le dernier article d'une série de billets de blogues sur la lutte des années 1980 pour les droits des travailleurs domestiques, menant à la célébration de la Journée internationale des travailleuses domestiques le 16 juin 2024. Visitez le site migrantrights.ca pour en savoir plus sur la lutte en cours pour les droits des travailleuses migrantes et exiger le #StatusforAll.
 

Notes

  1. Les sources suivantes fournissent des informations complémentaires sur l'impérialisme nord-américain et ses conséquences sur les crises économiques en Asie, en Amérique latine et dans les Caraïbes :
  2. Franca Iacovetta, intervieweuse. "Filipina Activists/Organizing Domestic Workers : Intercede". Entretien oral avec Martha Ocampo, Cenen Bagon, Anita Fortuno et Genie Policarpio. RiseUp ! Feminist Digital Archive, https://riseupfeministarchive.ca/collection-women-unite/filipina-activists-organizing-domestic-workers-intercede/
  3. Jean Christie, Lettre et proposition pour la tournée de Sistren à Toronto (16 octobre 1980), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F11.
  4. Ibid.
  5. Sistren Theatre Collective, "Extract from our Manifesto" (20 août 1981) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F14
  6. Louise Brown, "Domestics clean up workplace", The Toronto Star (22 janvier 1981), Archives et collections spéciales, Bibliothèque de l'Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F14.
  7. Sistren Popular Theatre (dépliant), Archives et collections spéciales, Bibliothèque de l'Université d'Ottawa, 10-022-S2-SS1-F1
  8. Sistren Theatre Collective, Playbill for Domestick and QPH (c. 1981), Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F11.
  9. Ibid.
  10. Ibid.
  11. Sistren Theatre Collective, "Workshop Program" (20 août 1981) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F14
  12. Franca Iacovetta, intervieweuse. "Filipina Activists/Organizing Domestic Workers : Intercede". Entretien oral avec Martha Ocampo, Cenen Bagon, Anita Fortuno et Genie Policarpio. RiseUp ! Feminist Digital Archive, https://riseupfeministarchive.ca/collection-women-unite/filipina-activists-organizing-domestic-workers-intercede/
  13. Benjamin Looker, " Staging Diaspora, Dramatizing Activism : Fashioning a Progressive Filipino Canadian Theatre in Toronto, 1974-2001 ", Journal of Canadian Studies, vol. 53, no 2 (2019) 423. 
    https://www.utpjournals.press/doi/abs/10.3138/jcs.2018-0045
  14. Atelier culturel Carlos Bulosan, cité dans Looker, 439.