En 2015, la Commission de vérité et réconciliation lançait 94 appels à l’action pour jeter des ponts entre la population canadienne et les peuples autochtones. Les écoles de droit y étaient notamment invitées à mettre sur pied un cours obligatoire axé sur les compétences en matière d’interculturalisme, de règlement de différends, de droits de la personne et de lutte contre le racisme. Cette année, la formation était donnée par Eva Ottawa, professeure adjointe à la Section de droit civil et ex-Grand Chef de la Nation Atikamekw, qui a accepté de répondre à nos questions.
Q. : Pourquoi est-il important d’offrir une formation obligatoire d’introduction au droit autochtone dès la première année d’études à la Faculté de droit?
R. : Nous devons toutes et tous nous engager envers la réconciliation pour le mieux-être de notre future génération. Nous devons sensibiliser notre communauté étudiante aux séquelles des pensionnats, à leur histoire et à leurs réalités aujourd’hui. Grâce à cette formation obligatoire dès le début de leur formation en droit, les étudiantes et étudiants pourront apprendre que le Canada est un État pluraliste et pas seulement bijuridique. Les étudiantes et étudiants doivent également savoir que nous sommes sur des territoires ancestraux autochtones et que les Premières Nations ont une conception différente de la relation avec la terre ou le territoire. Il est important de sensibiliser nos futurs juristes à ces réalités pour qu’ils puissent s’engager de manière sérieuse envers la réconciliation.
Q. : En quoi ce cours s’inscrit-il dans les efforts de réconciliation avec les Premiers peuples?
R. : La Loi sur les Indiens a été et est toujours un instrument de colonisation. Pendant plusieurs années, elle a interdit l’usage des langues autochtones et les cérémonies, par exemple. Le but avoué de cette loi était l’assimilation des Autochtones. Aujourd’hui, les facultés de droit ont un rôle clé à jouer dans l’amélioration de la visibilité, la reconnaissance et la compréhension des traditions juridiques autochtones. Cette formation intensive permet d’accroître la place accordée aux cultures juridiques autochtones au sein de la Section de droit civil; de susciter l’intérêt des étudiantes et étudiants pour les amener à apprendre davantage sur ces traditions juridiques; de partager la vision autochtone du « droit » et de diffuser le droit autochtone longtemps réprimé par l’État, voire même occulté ou rendu invisible par les facultés de droit. Cette formation permet ainsi aux étudiantes et étudiants de mieux comprendre les perspectives autochtones.
Q. : Par où commence-t-on à explorer un ordre juridique millénaire de tradition orale?
R. : Chez les Atikamekw Nehirowisiwok, comme pour les peuples autochtones en général, la transmission des connaissances juridiques se fait par la tradition orale grâce à atisokana. Il y a kitci atisokana, qui regroupent les récits de la création contenant des enseignements sacrés. Kitci atisokana sont racontés dans un contexte particulier et à des moments précis. Puis, il y a atisokana (récits, contes et légendes) : il en existe plusieurs dont certains portent sur les animaux ou d’autres créatures. Atisokana renferment un sens, une vision du monde ou une morale; ils contiennent des enseignements, des principes, des obligations ou des normes. Atisokana contiennent la mémoire de nos ancêtres qui s’est transmise de génération en génération. Nos familles et nos aînées et aînés ont un rôle important et particulier dans la transmission et l’enseignement des traditions juridiques. Les enseignements de kitci atisokana et atisokana sont notre « loi sacrée », car chaque personne est encouragée à porter ces enseignements en elle.
Q. : Avez-vous des exemples de traditions juridiques qui ont été abordées pendant la formation?
R. : Lors de la dernière journée, j’ai présenté les résultats préliminaires de ma démarche empirique chez les Atikamekw Nehirowisiwok de Manawan en vue de documenter la circulation des enfants, leur système coutumier awactenmakanicic e opikihakaniwitc étant engagé vers l’autonomisation de l’enfant. Je me suis inspirée du schéma d’intelligibilité développé par la Chaire de recherche du Canada sur la diversité juridique et les peuples autochtones et le professeur Ghislain Otis. Leurs travaux ont permis de dégager cinq éléments fondamentaux se retrouvant dans tout système juridique, soit les valeurs, les principes, les règles, les acteurs et les processus. Cette approche comparative a permis de porter un regard sur le droit civil avec le régime étatique de l’adoption plénière et le système coutumier, permettant du coup de situer les zones de coexistence potentiellement conflictuelles.
Q. : Comment les communautés autochtones accueillent-elles ce rendez-vous pour présenter leur conception du monde et de la justice?
R. : La générosité, l’écoute, le respect, l’ouverture, l’entraide sont des valeurs importantes transmises à travers atisokana. Lorsque j’ai transmis les invitations, les réponses ont presque été instantanées. J’ai expliqué le contexte de la formation en lien avec l’appel à l’action no 28 de la Commission de vérité et réconciliation. Je leur ai également mentionné l’importance pour les étudiantes et étudiants de première année en droit d’entendre leur réalité, leurs défis et leurs connaissances. En assumant la coordination pour la première année, j’ai voulu présenter les traditions juridiques reliées à mes origines, les Atikamekw Nehirowisiwok. Par ailleurs, Okimaw Gilbert Whiteduck de Kitigan Zibi nous a adressé des mots de bienvenue dans son territoire ancestral en nous transmettant les enseignements liés aux protocoles avec la sauge, le tambour et la plume d’aigle.
Q. : Comment la formation a-t-elle été reçue jusqu’ici par la population étudiante, et que retient cette dernière de ces enseignements?
À la lecture des réflexions personnelles des étudiantes et étudiants, le partage des intervenants au cours de ces deux jours a été très apprécié. D’ailleurs, pendant les présentations, des étudiantes et étudiants ont mentionné qu’il serait important de partager atisokana dans toutes les écoles à travers le Canada. D’autres ont souligné leur intérêt à en savoir davantage sur atisokana. Cette formation amène donc à créer plus d’ouverture vers les traditions juridiques autochtones. C’est un début, et le fait d’avoir pu entendre et lire ces réflexions personnelles donne de l’espoir. Et nous devons nous engager à continuer et à en faire encore plus.
*Avec la collaboration de Florence Robert, assistante de recherche, Section de droit civil