L’expérience a enseigné à la plupart d’entre nous que les modèles sont essentiels dans la construction identitaire. Ils influencent la façon dont les jeunes se perçoivent, comment ils imaginent leur avenir et leur place dans la société. Qu’arrive-t-il quand des archétypes importants se trouvent peu ou mal représentés dans les médias de masse?
C’est notamment ce que Sarah Olutola prend en considération dans ses romans pour jeunes adultes. Ex-boursière postdoctorale Gordon-F.-Henderson et membre active du Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne de l’Université d’Ottawa, elle a aussi été nommée parmi les six auteurs canadiens noirs à surveiller en 2019, selon CBC.
Sous le nom de plume de Sarah Raughley, elle a créé un monde fantastique qui vise à inspirer et à valoriser son lectorat. Un de ses objectifs lors de la rédaction de ses œuvres? Créer des personnages féminins forts auxquels les jeunes peuvent s’identifier et renverser la conception patriarcale du pouvoir lié au genre.
Sarah Olutola était de passage à l’Université pour présenter son article intitulé I Ain't Sorry : Beyoncé, Serena et les hiérarchies hégémoniques dans Lemonade (en anglais), qui traite des représentations néolibérales et biopolitiques liées au fait d’être Noir et à la féminité noire dans l’album Lemonade de Beyoncé.
Nous lui avons demandé de nous parler de sa vision de la diversité dans la culture populaire et de l’importance de rendre l’art plus inclusif et représentatif. Voici ce qu’elle nous a répondu.
1. La représentation dans la culture populaire est essentielle à la définition identitaire et à l’estime de soi.
Je parle beaucoup de la sous-représentation des Noires dans la culture populaire parce que je trouve fascinant – bien que désolant – de comparer ce qu’il en était durant ma jeunesse à ce qu’il en est maintenant.
Rappelez-vous la variété d’émissions mettant en vedette des Noirs dans les années 1990 et au début des années 2000 – Fresh Prince of Bel Air, Martin, Family Matters, Girlfriends, Proud Family – et la multiplicité de chanteuses noires qui étaient mises à l’avant-scène – Brandy, Whitney Houston, Toni Braxton, TLC, Monica, Aaliyah, Destiny’s Child.
Puis, entre 2005 et 2015, il y a eu une forte diminution des Noires au premier plan dans la culture populaire, laissant ainsi toute une génération de jeunes filles noires sans représentation sur la scène culturelle dominante.
La situation recommence à s’améliorer, mais quand elles sont reléguées aux marges des médias de masse, le message qu'on envoie aux femmes de la communauté noire, peu importe leur âge, c’est que leur vécu n’a pas d’importance. Et nombreuses sont celles qui internaliseront ce message.
2. L’art est toujours politique.
Parce que nous sommes des produits culturels – et que la culture est politique – l’art que nous créons sera toujours, qu’on le veuille ou non, à la fois culturel et politique.
Et par politique, j’entends la politique sociale. Celle qui désigne les rapports de force dans la société, des rapports qui affectent les réalités vécues des personnes – la façon dont schèmes sociaux et les cadres de référence nous enseignent à interagir avec les autres et à nous percevoir en fonction de la race, de la sexualité, du genre, de la classe, etc.
Je pourrais donner plusieurs exemples tirés du milieu artistique, du cinéma à la télévision, en passant par le théâtre et la littérature, qui renforcent des stéréotypes racistes et qui, historiquement, ont façonné la façon dont certaines minorités sont perçues – toute œuvre où des Blancs se noircissent le visage (blackface) et où les personnes de couleur sont dépeintes comme dépourvues d’intelligence et agressives, ou encore primitives et sauvages, comme dans The Birth of a Nation, Heart of Darkness, The Mr. Magoo Show ou encore les affiches des spectacles américains de chanteurs et de musiciens blancs déguisés en Noirs (minstrel shows), pour ne citer que ceux-là.
3. La discrimination et les formes d’oppression sont pluridimensionnelles.
L’intersectionnalité s’entend de l’idée que l’identité d’une personne se compose de multiples aspects sociaux et politiques – la race, le genre, la classe sociale, la sexualité, les capacités physiques, etc. – qui sont indissociables et peuvent conduire à des formes de discrimination agrégatives.
Dans son article intitulé The tie that binds: Race, Gender, and U.S. Violence, la théoricienne Patricia Hill Collins compare la violence à un entrelacement de rapports impliquant plusieurs hiérarchies sociales (p.930).
Diverses dynamiques du pouvoir peuvent mener à différentes formes de discrimination. Par exemple, le fait d’être une femme blanche et féministe n’exclut en rien les comportements racistes anti-Noirs. Les hommes noirs peuvent soumettre les femmes noires à de la violence idéologique et sociale, de la même façon que les femmes noires à la peau plus pâle peuvent faire preuve de discrimination à l’encontre des femmes noires à la peau plus foncée. Des membres cisgenres de la communauté queer peuvent avoir une attitude discriminatoire à l’encontre de la communauté transgenre. Les anglophones ont peut-être plus de pouvoir et de privilèges que les francophones, mais ces derniers en ont davantage que les Autochtones.
Nous ne pouvons donc faire face à la violence que si nous comprenons les innombrables manifestations du pouvoir et l’entrelacement des rapports sociaux qui composent une société hiérarchique.
4. Les personnes en position de pouvoir doivent défendre la cause.
On attend habituellement des personnes issues de groupes minoritaires qu’elles soient agentes de changement progressif dans la société. Or, si ceux qui sont en situation de pouvoir se contentent de demeurer spectateurs et laissent les plus vulnérables sur les plans socioéconomique et politique porter tout le poids du changement, la cause ne fera pas long feu.
Nombreux sont les penseurs progressistes qui se contentent de dialoguer avec ceux qui partagent les mêmes idées. Il est beaucoup plus difficile de se positionner face aux groupes qui ne sont pas sympathiques à la cause. C’est plus risqué.
Pour qu’un véritable changement se produise, ceux qui disposent de pouvoir et de privilèges doivent reconnaître l’existence des rapports de force dont ils profitent – et agir en conséquence.
5. Si vous écrivez sur une expérience qui n’est pas la vôtre, faites-le de façon responsable.
L’appropriation culturelle dans les œuvres de fiction a fait l’objet de plusieurs discussions dernièrement, notamment lorsque le club de lecture d’Oprah a sélectionné le roman American Dirt, de Jeanine Cumming. Écrit par une femme blanche, le livre porte sur l’expérience de migrantes mexicaines.
On ne peut pas empêcher les gens d’écrire au sujet de choses qu’ils n’ont pas vécues, surtout s’ils cherchent à le faire de façon responsable et respectueuse. Mais dans l’industrie du livre aux États-Unis, les écrivains d’origine latino-américaine ne représentent qu’environ six pour cent des auteurs publiés.
Ainsi, dans une industrie qui demeure la chasse gardée de la majorité blanche, il devient problématique qu’un auteur blanc écrive sur les expériences d’un groupe marginalisé, en particulier si son texte comporte des inexactitudes, et qu’il reçoive pour ce faire un million de dollars et la promesse que l’histoire sera portée à l’écran.
Je ne crois pas qu’il devrait y avoir une règle pour interdire à tous de manière absolue d’écrire au sujet d’une culture qui n’est pas la leur; une telle attitude présumerait beaucoup trop de l’identité de l’auteur et de ses expériences culturelles.
Je crois toutefois qu’on devrait toujours faire preuve de sensibilité et demeurer responsable quand on écrit. On devrait se documenter sur notre sujet et comprendre les rapports de force à l’œuvre.
Mais plus important encore : il existe tant de bons écrivains aux voix authentiques exprimant leur propre culture et leurs propres expériences culturelles. Publiez-les. Faites-leur une place dans l’espace public.